Zabou the terrible

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Prier avec les pieds

On peut suivre via Facebook aussi !

 
         J'évoquais ce texte dans mon dernier billet, trouvé en l'église saint Hilaire de Poitiers. Contrairement à mes habitudes, je le retranscris intégralement ici malgré sa longueur car je lui trouve de singuliers accents de vérité... et qui n'est pas un peu pèlerin en ce temps de marche spirituelle qu'est le Carême ?
 

Prier avec les pieds

-par E-R LABANDE-

            Il serait banal, et sans grand intérêt, d’énumérer les petites et grandes misères qui résultent de la marche continue : ampoules sournoises qui jaillissent en des points inattendus, douleurs qui vous réveillent en pleine nuit, soins que l’on se voit amené à prendre de ces deux bons serviteurs que sont les pieds, les pommadant, les talquant, les emmaillotant comme de pauvres bébés grognons…

            Ne perdons pas un temps précieux à dénoncer tout ce qui contribue, au long de tant de monotones journées, à rabattre le caquet du marcheur : poids du sac, toujours trop lourd, même si le contenu en a été rationnellement conçu et équilibré ; douleurs qui en résultent sur les omoplates, sur les reins, avec des élancements subits ; servitudes physiologiques, intestinales surtout, contraintes humiliantes et imprévisibles ; poussière et crasse dont une hygiène, parfois sommaire, de l’étape enraie mal l’humiliante progression ; soucis matériels de toute nature (« où vais-je pouvoir dormir ce soir ? ») qui, si l’on n’y prend garde, deviennent obsédants au point d’offusquer le dessein spirituel, ou tout au moins de le reléguer au second plan.

 

Tentations – consolations

            Une tentation fréquente sera d’imaginer, au cœur de la journée, non sans délectation, ce que sera l’arrêt du soir : d’abord la douche… puis le dîner escompté, en compensation des indigestes sardines ou du sandwich pâté ingurgité sans plaisir… et encore davantage de ce que l’on va pouvoir boire !

            Je me souviendrai toujours d’un soir, en Gascogne, où, me dirigeant sur Lourdes, j’avais demandé hospitalité à un curé de village, aussi obligeant que pauvre. N’ayant pas de « chambre à offrir », il m’avait proposé de passer la nuit à côté du presbytère, sur une paillasse, dans la salle paroissiale qui servait visiblement de patronage. Plein été. Le jour n’en finissait pas de s’éteindre. En face de cette salle, le cimetière, pelotonné autour de l’église. Les portes de celle-ci étaient grandes ouvertes, et au fond je voyais briller l’ampoule rouge du sanctuaire. Pas un bruit, on était à l’écart de la route. Au-dessus de ce paysage de paix, un ciel vert clair ou paille, lumineux, transparent, dans lequel les astres allaient peu à peu s’insérer. Le pèlerin, malgré les 35 km de sa journée, n’avait aucunement sommeil et n’éprouvait plus d’autre besoin que de prier : il se sentait parvenu aux rives d’une incommensurable béatitude.

 

Enrichi – appauvri

            Quelle est la plus manifeste grâce dont soit enrichi le pèlerin qui marche ? Au fond, il s’agit de tout un ensemble, dont les lignes directrices sont discernables aux plus myopes : vie simplifiée, vie pauvre, voie d’enfance… Laisser sa famille pour des semaines, se couper de son travail… cela représente assurément un effort initial qui peut être déchirant. Mais au bout de quelques jours, voici que la blessure est déjà cicatrisée et qu’une grande paix vous envahit. Le seul fait de n’avoir que peu de linge dans son sac, une tenue si médiocre, allège et calme le vieil homme. Ainsi, le musulman qui approche de La Mecque prend-il des vêtements simplifiés « ibram » pour « renaître à une vie nouvelle ».

            Par l’accomplissement de son vœu de pèlerinage, l’homme que nous observons est en effet devenu, sans s’en douter, un pauvre. Même s’il a pris des précautions avant de partir, s’il s’est fait envoyer poste restante quelque mandat par sa femme, il est à présent un pauvre. Car il est et se sent l’égal et le frère du mendiant, du pauvre bougre, du gendarme méfiant qui exige de voir ses « papiers », comme du jeune barman qui le regarde vider son vichy-fraise.

 

« Partir ailleurs pour revenir autre »

            Ce qui surtout, jour après jour, va révéler au marcheur qu’il est dans la « vita nuova », c’est que désormais il ne peut plus faire un personnage ; il renonce de par sa nouvelle condition à toute prétention ; il ne joue plus au mandarin et, s’il a cru parfois jouir de quelque prestige social, à présent le voici ramené au plan d’autres. Il va tomber un couple de clochards quelque peu poivrots, ou bien sera rattrapé par un Portugais qui va tenter de se louer pour les vendanges, ou bien rencontrera un garçon encore jeune, traînant son accent de Belleville sur une route du Périgord, qui lui demande une cigarette et avoue vite qu’il sort de prison. Et avec l’un ou l’autre le dialogue aura existé : conversation impensable en temps « normal ». Ah pèlerin, tu as cessé de faire le malin, l’avocat qui polit ingénieusement sa péroraison ou le bridgeur que s’arrachent les salons : tu commences à découvrir qu’il y a de par le monde bien d’autres êtres intéressants que ton collègue agrégé, ou ton ami rotarien…

            Il est pauvre encore parce qu’hier soir, arrivant dans ce village encore loin de Lorette et ne pouvant vraiment demander davantage à ses pieds, il a bien cru ne jamais trouver un lit : il a du mendier auprès de neuf ou dix logeuses, avant de trouver la vieille qui a consenti à l’héberger. Il est pauvre, parce qu’il ne fait que baragouiner la langue du pays et que cela, en l’humiliant, complique singulièrement sa tâche.

 

Confiance

            Le marcheur va retrouver dans la voie d’enfance ce qui signifie une confiance totale en Celui pour qui il se déplace, qu’il a reçu dans l’Eucharistie tout à l’heure et qu’il a par moments l’impression de tenir par la main tandis qu’il continue d’avancer. « Pèlerin, chantait lyriquement un poète irlandais du IXème siècle, prends bien soin que ton voyage ne devienne pas vain, sans profit ni gain pour toi. Le Roi que tu cherches, tu le trouveras à Rome, c’est vrai, mais seulement dans la mesure où il aura fait route avec toi… »

            Une telle confiance, de jour en jour affermie, inonde le cœur du marcheur parce qu’il a eu enfin tout le temps de prier, et parce que cette prière est orientée dans un but précis… Je parle du but spirituel. Car nous touchons aux fondements même de ce voyage, vous pensez bien que cet homme ne s’est pas engagé dans pareille aventure sans motif grave ! Il a voulu, par exemple, marcher pour remercier Dieu d’avoir à la vie son ami en péril de mort ou pour implorer la fin de l’interminable tuerie au Viêt-Nam. Et si j’évoque à son propos la voie d’enfance, c’est en revoyant l’image de la petite Thérèse, au fond de son Carmel, se forçant à déplacer son pauvre corps douloureux que la maladie ronge et disant dans un sourire : « C’est pour un missionnaire que je marche. »

 

Il ne suffit pas de se rendre en un lieu saint, ni d’accomplir un certain nombre de gestes.

Il s’agit, hier comme aujourd’hui, de « partir ailleurs pour revenir autre. »

Ajouter un commentaire

Les commentaires peuvent être formatés en utilisant une syntaxe wiki simplifiée.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.zabou-the-terrible.fr/trackback/232

Fil des commentaires de ce billet