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Péguy le mystique et l’antimoderne – en l’honneur du centenaire de sa mort

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« Charles Péguy a vécu pour l’humanité et il est mort pour défendre la conception grotesque qu’avaient de l’honneur national les pires de ses compatriotes. »

 

Notice nécrologique de Charles Péguy par Walter Benjamin (traduite par Hella Tiedemann-Bartels)

 

 

 

 

 

Afin de valider mon UE d’allemand en master 2, j’avais réalisé à l’époque un mini-mémoire sur « la réception critique de Charles Péguy par Walter Benjamin ». En ce 5 septembre 2014 où nous rappelons la mort de ce grand écrivain français, je publie ici en guise d’hommage quelques extraits de ma dernière partie d’alors, intitulée « Rechtsdenken ? La réception d’un écrivain pour qui la politique est une mystique » et de ma conclusion qui ne manquent pas de lien avec les sujets habituels de ce blogue. Attention, c’est un peu long : mais Péguy mérite bien qu’on s’y arrête !

 

 

[...] La réception plus particulièrement politique et religieuse semble effectivement centrale à étudier pour un auteur tel que Péguy, fortement engagé politiquement toute sa vie durant, converti au catholicisme en 1908 et se trouvant même à l’origine d’un renouveau du pèlerinage à pieds vers la cathédrale de Chartres. Il serait facile, vu de loin, d’associer simplement Péguy au goût général de Benjamin pour la Rechtsdenken [(=pensée de droite)]. Or, la source de son intérêt était plus variée. Tout d’abord, parce que la « querelle des clercs » sur le rôle des intellectuels ne s’arrête pas simplement sur le plan théorique mais conduit bien à l’engagement sans quoi elle serait stérile. Le lien est en effet réel […] : lui, le démissionnaire de Normale, crée par exemple les Cahiers de la quinzaine qui lui permettent, selon Walter Benjamin : « die Verbreitung seiner Ideen als sein eigener Verleger », c’est-à-dire donc d’être vraiment libre de publier ce qu’il veut, étant son propre maître. Et de réunir autour de lui toute une foule de gens, venant partager, ainsi que nous le montre Thibaudet, leur jeudi à parler dans la petite boutique de la rue de la Sorbonne où travaillait Péguy comme éditeur. Dans tous les cas, l’écrivain de Notre jeunesse reste un écrivain reconnu pour sa ligne directrice sans failles.

C’est encore plus intéressant et plus vrai si l’on s’intéresse à la biographie de Péguy. […] Certes, le concept politique de « droite » n’est pas à comprendre dans notre contexte actuel, par opposition à la « gauche » mais plutôt dans le sens d’une pensée anticonformiste. C’est en partie le cas de Péguy mais son engagement politique est beaucoup plus complexe. En effet, un rappel biographique sur celui-ci permet de constater que celui qu’on a trop souvent associé à Maurras à cause de sa récupération posthume par le régime de Vichy, fut d’abord dreyfusard, signataire de la pétition parue dans L’Aurore à la suite d’Émile Zola et un membre du socialisme encore naissant en France. L’affaire Dreyfus demeure tout de même l’ossature de tout son engagement et il y revient sans cesse, l’analysant différemment avec un plus grand recul. Benjamin cite ces mots si connus que Charles Péguy a eus pour montrer la complexité de cette affaire : « Er spricht von "zwei Dreyfusaffairen, deren eine die gute ist, deren andere die schlechte. Die eine ist die reine une die andere die verworfene. Die eine ist religiös, die andere politisch." » Religion et politique : deux termes essentiels chez le Français et contre lesquels il se positionne avec virulence mais qui trouveront leur union véritable dans une profonde attitude mystique.

Benjamin remarque d’ailleurs qu’il est aussi contre l’ordre religieux. Si l’on regarde avec attention, c’est que, pour Péguy, la vraie politique est une mystique, comme tout ce qui est d’ordre spirituel chez lui. Thibaudet le remarquera avec beaucoup de justesse :

 

Péguy vibrait de trois mystiques, la mystique socialiste, la mystique française, la mystique chrétienne. Il ne se déterminait pour l’une des trois que sous une poussée étrangère, et de hasard. Il n’épousait pas la Révolution, la France ou l’Église, mais la mystique ; non les filles et un prénom, mais la mère et un nom de famille. Péguy, homme de la mystique, est contre la politique, contre toutes les politiques. Mystique d’abord. La mystique seulement. Mystique, bien entendu, au sens de Péguy […] : il ne se pose qu’en s’opposant, en s’opposant à la politique. La mystique de Péguy, ce n’est même pas le spirituel, c’est le pouvoir spirituel.[1]

 

Mais Benjamin ne semble pas avoir pris en compte cette dimension mystique de l’œuvre de Péguy, s’en tenant à celles de l’engagement, du religieux et de la politique. D’autres thématiques propres et importantes à Péguy ne semblent pas avoir été étudiées par Benjamin, sans doute par manque d’une édition complète de ses œuvres à l’époque où il écrit ou tout au moins peut-on le supposer. Thématiques comme, par exemple, son rapport au catholicisme, si profond et si complexe à la fois puisque, si Péguy se convertit de manière visible, il ne rejoint pas pour autant une pratique régulière et constitue un cas assez unique dans la vague de convertis de la fin du xixe début du xxe siècles. […]

 

 

En conclusion, si l’on pourrait a priori rattacher la réception de Péguy par Benjamin à sa réception de la littérature française dite « de droite », l’on s’aperçoit combien cela serait en réalité une trop grande simplification de sa pensée. En effet, si Péguy demeure attaché à un certain nombre de thématiques antimodernes, il ne l’est pas à la manière d’un Bloy, farouche contempteur de l’imbécile modernité et pourtant, lui aussi, si goûté par Benjamin. Il est plutôt un homme de la nuance, aux fondements solides et fermes, appartenant autant à sa terre qu’à Paris où il travaille. Mais, en sus de cela, il demeure aussi un anticonformiste profond, résistant contre ce qui fait la mode de son époque et multipliant les prises de position que l’on pourrait juger curieuses. C’est peut-être ce qui séduit le plus un Benjamin, outre la dimension politique confinant au mysticisme de son œuvre : cet antimodernisme qui sait aller de l’avant, certes en jetant, selon le mot de Barthes, un œil dans le rétroviseur mais aussi  en sachant regarder, ouvrir les yeux, contempler, ailleurs, le long du chemin.

 



[1] Albert Thibaudet, La République des professeurs, Paris, Grasset, 1927, p. 90. 

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