Sachons bien que la plupart des hommes de ce temps
qui sont lancés dans le monde et dans les affaires ne lisent pas, c’est-à-dire qu’ils ne lisent que ce qui leur est
indispensable et nécessaire, mais pas autre chose.
Sans l’aspect « faites
ce que je dis et pas ce que je fais » qui fera tiquer les connaisseurs (qu’on
peut toutefois compenser par sa conscience aigüe de ce qu’est le métier de
critique), ce texte me semble d’une actualité… frappante.
" Le don du jugement est la chose du monde que les hommes possèdent de plus diverse mesure." Cela est vrai en matière de goût principalement, et dans tout ce qui touche à la poésie et à l'imagination. Nous vivons dans un temps où chacun se croit critique et se pose comme tel. C'est le pis-aller du moindre grimaud (comme on disait du temps de Boileau), du moindre apprenti littéraire, que de trancher de l'Aristarque en feuilleton. "Les arts les plus mécaniques sont traités avec plus d'honneur que les ouvrages d'esprit ; car ceux qui les ignorent ne se mêlent pas d'en juger, ou ils suivent le sentiment des autres qui les entendent : au contraire, en matière de livres, le plus impertinent est le plus hardi critique." - Le don de critique véritable n'a été pourtant accordé qu'à quelques-uns. Ce don devient même du génie lorsqu'au milieu des révolutions du goût, entre les ruines d'un vieux genre qui s'écroule et les innovations qui se tentent, il s'agit de discerner avec netteté, avec certitude, sans aucune mollesse, ce qui est bon et ce qui vivra ; si, dans une oeuvre nouvelle, l'originalité réelle suffit à racheter les défauts ? de quel ordre est l'ouvrage ? de quelle portée et de quelle voléee est l'auteur ? et oser dire tout cela avec tout, et le dire d'un ton qui impose et se fasse écouter.
in Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire (cours donné à Liège en 1848-1849).